Plus l’usage du piano se répand dans la société, moins les autres instrumens y sont employés. Cet orchestre commode qui n’occupe que peu de place et qui n’exige la présence que d’un seul exécutant, a remplacé partout le quatuor, même pour l’accompagnement des solos de violon, de flûte ou de hautbois. Ce nouvel arrangement a des avantages qu’on ne peut nier; car la facilité de faire et d’entendre de la musique en propage le goût, et c’est à son influence qu’il faut attribuer les rapides progrès qu’on a faits en France depuis peu dans cet art.
Malheureusement on perd souvent d’un côté ce qu’on gagne d’un autre. Ainsi, le triomphe du piano n’a eu lieu qu’aux dépens de toute autre musique instrumentale. Il y a vingt ans qu’on trouvait à Paris et dans les départemens une foule de réunions d’amateurs et d’artistes qui avaient pour objet de savourer les trios, quatuors et quintetti de Mozart, de Haydn ou de Beethoven, admirables compositions que le vulgaire connaît à peine de nom. Mais aujourd’hui ces amateurs n’existent plus et n’ont point été remplacés par d’autres. Un seul, aussi recommandable par sa position sociale que par son amour pour la musique et par son goût éclairé, rassemble encore autour de lui quelques {38} artistes distingués qui font entendre aux élus ces productions ravissantes dont tant de gens méconnaissent la mérite, et les préserve ainsi d’un entier oubli.
Une occasion précieuse est offerte au public cet hiver pour entendre la musique dont je viens parler; pour l’entendre, dis-je, si parfaitement rendue que l’exécution ajoute mille beautés à celles qu’ont imaginées les auteurs. Cette occasion, c’est M. Baillot qui la procure par ses soirées de quatuors et de quintetti. Dans le concerto, dans le solo, M. Baillot est un grand artiste: dans la musique de chambre il est inimitable. Là, son ame [sic] comme dégagée d’entraves s’épanche avec enthousiasme. Musicien passionné, violoniste prodigieux, il prend avec une incroyable flexibilité tous le tons, tous le styles, et jamais son archet ne se refuse à rendre les traits que son exaltation lui inspire. Passant dans la même soirée de Bocchérini [sic] à Mozart, de celui-ci à Beethoven et ensuite à Haydn, il est tendre et naïf avec le premier, mélancolique et passionné avec le second, fougueux avec le troisième, et noble avec le dernier. Une inépuisable variété d’archet ajoute encore à ces nuances délicates le charme d’une exécution parfaite.
Dans la première soirée qui a eu lieu le premier de ce mois[1], on a entendu un quintetto en re de Boccherini, un autre quintetto en mi b[émol] d’André Romberg, un quintetto en ut de Mozart, un quatuor en si mineur de Haydn, et un adagio avec polonaise de M. Baillot. De tous les auteurs de musique instrumentale, Boccherini est celui qui gagne le plus à être joué par notre grand violoniste. Ses idées sont charmantes, naturelles, originales, mais son style a vieilli et son harmonie est un peu maigre. Une foule de nuances délicates, d’intentions qu’eût enviées Boccherini lui-même sont ajoutées par le virtuose à la musique qu’il exécute et donnent un air de nouveauté à des formes surannées. Le quintetto de Romberg est élégamment écrit et ne manque pas de grâce dans le chant ; mais le style {39} en est froid et peu varié. Le premier morceau de quintetto de Mozart n’est pas ce qui est sorti de meilleur de la plume de ce grand homme, bien qu’il soit savamment écrit; mais la langue n’a point de mots pour exprimer la beauté merveilleuse de l’adagio, du menuet et du rondo. M. Baillot en a été le digne interprète. Le plaisir qu’il a causé ensuite à l’auditoire dans l’exécution du quatuor de Haydn a été jusqu’à l’enthousiasme. Jamais rien de si parfait ne se fit entendre. Quelle pureté, quelle tendresse dans l’adagio! quelle verve, quelle fougue, quelle énergie dans le morceau final! Il semblait que l’habile artiste avait épuisé tous les tons dans cette soirée, lorsque dans l’adagio qui précède sa polonaise il se fit entendre un son si formidable, qu’on doutait qu’il pût sortir du violon.
Tout concourt à rendre ces soirées délicieuses. Des artistes du premier order, tels que MM. Vidal, Urhand, Norblin et Vaslin se font un honneur d’accompagner le virtuose, et s’identifient si bien à ses intentions qu’ils semblent ne faire avec lui qu’un seul exécutant: l’auditoire composé de vrais amateurs qui viennent, non pour passer une soirée mais pour jouir, exprime sans réserve le plaisir qu’il éprouve, et excite par là l’émulation des artistes. Le salon commodément disposé, sans être trop grand, est favorable à la propagation des sons. Enfin nul doute que ces réunions ne devinssent le rendez-vous de tout Paris, si l’intérêt qu’on prend à la musique dramatique ne distrayait pas de toute autre.
[1] A l’ancien hôtel Fesch, rue Saint-Lazare, no b9, au coin de la rue de la Chaussée-d’Antin.